Il arrive souvent que l’on se demande ce qui aurait pu se passer si l’on avait agit d’une telle manière au lieu d’agir d’une autre manière, est-ce que le fil des événements aurait été différent ?

Alain RESNAIS traitait cette question dans son film  Smoking/ No Smoking.

Il y a un peu moins de 10 ans, de permanence pénale, comparution immédiate, j’ai défendu un prévenu que je prénommerai Pascal.

La garde à vue était irrégulière, l’avocat n’avait pas été appelé dès la première heure, j’ai soulevé une exception de nullité qui  a été acceptée par le Tribunal au bénéfice de Pascal qui comparaissait pour violences aggravées, il avait volé quelques euros à un buraliste en le menaçant d’un couteau.

Après avoir été libéré, il m’avait rendu visite au cabinet et m’avait dit que jamais aucun avocat n’avait fait cela pour lui, qu’il me remerciait du fond du cœur…

J’étais émue de la gratitude qu’il m’avait exprimée, j’avais peu d’années de « barre » comme on dit, moi aussi c’était la première fois qu’un client me remerciait de la sorte pour le travail que j’avais effectué.

Quelques mois plus tard, le téléphone sonne, le greffe du juge d’instruction m’appelle et m’informe que Pascal est mis en examen.

Je n’y croyais pas, avait-il récidivé ?  alors qu’il m’avait assuré qu’il ne recommencerait plus, que le vol pour sa drogue et la drogue c’était fini…

Arrivée au cabinet du juge d’instruction, le greffe m’indique que cette mise en examen sera pour les mêmes faits que ceux de la comparution immédiate, la qualification ne sera pas la même, les violences aggravés se transforment en violences avec armes, instruction criminelle, je suis sidérée, Pascal est placé en détention provisoire (son casier comporte une douzaine de condamnations..).

Pascal m’écrit durant sa détention, il écrit bien, il est diplômé de mathématiques, a vécu des événements dramatiques dans sa jeunesse, la guerre, il s’est drogué jeune, drogues douces puis dures très dures (héroïne).

Pascal est toxicomane depuis 20 ans.

Je rencontre sa mère, âgée, toujours très inquiète pour lui malgré les nombreux allers retours de la liberté à la prison et de la prison vers la liberté.

A la maison d’arrêt, lors de la préparation de son audience, il m’avoue qu’il a été violé. Je lui dit de porter plainte, il refuse, il a honte. J’insiste: « vous devez porter plainte », il refuse catégoriquement.

L’affaire pour laquelle il a été mis en examen est correctionnalisée bien entendu… Pascal est condamné à une lourde peine.

Je lui conseille d’interjeter appel.

Je plaide rarement avec mon cœur, car j’estime que ce n’est pas au cœur de plaider mais au cerveau de fonctionner pour convaincre.

Lorsque j’essaie de me souvenir de cette plaidoirie pour défendre Pascal, je ne me souviens que de sensations et que j’ai plaidé avec mes tripes comme rarement car Pascal c’était mon exception de nullité comme je l’avais surnommé.

Si je ne l’avais pas soulevé cette exception de nullité, est-ce que Pascal se serait fait violé ?

J’avais fait mon travail et aujourd’hui je ne le regrette plus.

A la suite de cette audience, Pascal a purgé sa peine. Il m’appelle à mon cabinet pour me donner des nouvelles, il va bien, a commencé un traitement de substitution.

Pascal a pris l’habitude de m’appeler une ou deux fois par an, il est malade, il a développé une psychose.

Il ne me l’a pas dit mais je l’ai deviné en l’écoutant, il se sent persécuté par ses voisins, ses amis et me demande ce qu’il peut faire juridiquement.

Je donne des conseils de bon sens plus que des conseils « d’avocat ».

Alors que je n’ai plus vu Pascal depuis presque 10 ans, il revient me voir l’année dernière.

Il a pris du poids, a bonne mine mais je m’inquiète de le voir car s’il se déplace c’est qu’il doit avoir un dossier à me confier.

Ce n’est pas un dossier mais quatre dossiers qu’il me confie, pour certains il est auteur et pour d’autres il est victime.

Petits dossiers de détention d’armes et violences légères, il ne risque pas la prison, il ne va pas en prison.

Je pensais qu’il n’irait plus en prison.

Malheureusement, il retournera en prison.

Un week-end, il est arrêté pour des faits graves de violences. Je ne suis pas contactée, il passe en comparution immédiate et il est condamné.

Il m’écrit, sa famille vient me voir pour interjeter appel.

J’interjette appel, il se désiste finalement, je ne comprends pas, lui indique cette incompréhension.

Il me réponds, il est perdu.

Je ne prends pas le temps de lui répondre, je reçois une autre correspondance, il m’interroge sur mon silence.

Cette lettre reste au coin de ma table dans la pile « à faire ».

Ce week-end, j’y ai pensé: « Il faut que la semaine prochaine, je réponde à Pascal ».

J’apprends ce soir que Pascal est mort, il s’est suicidé lors d’une permission de sortie.

Sa place n’était pas en prison mais dans un hôpital psychiatrique.

Sa lettre est toujours sur mon bureau sur la pile « à faire », elle restera encore un peu sur cette pile puis ira sur une nouvelle pile « aurai dû faire ».